Hommages aux Maitres-Artisans
Cher Roger,
Nous voici désormais orphelin de ta présence.
Pour moi, tu fais partie d’une confrérie rare. Celle des Maîtres-Artisans.
Tu étais doué, doué à foison. Le dessin, le travail du cuir, le théâtre, créer.
Le Théâtre ! Ton premier cours fut le dernier de Charles Dullin au théâtre de l’Atelier. C’est dire dans quelle filiation artistique tu t’engageais. Tu rejoignis l’école du TNP de Jean Vilar. Alain Cuny, Georges Wilson, Jacques Lecoq y furent tes professeurs. Ainsi qu’ailleurs, Tania Balachova. Tu croisas sur le plateau du TNP Maria Casarès, Gérard Philippe, Christiane Minnazzoli, Philippe Noiret. Oui, quelle filiation !
Tu participas à de nombreuses productions des années 50 et 60 aux théâtres de l’Atelier, de l’Oeuvre, à la Guilde de Ménilmontant devenu Théâtre de l’Est Parisien. Puis la décentralisation : théâtre Quotidien de Marseille, comédie de Provence, théâtre populaire des Flandres. Tu avais le sens des aventures collectives.
A l’orée d’une carrière flamboyante, la vie te réserva une parenthèse. Tu sus fonder alors avec ton épouse un foyer, une famille, cette création dont tu étais le plus fier.
Tu pouvais avoir de l’orgueil, qui n’en a pas ? Tu avais surtout une noblesse de cœur, un sens de la famille, du devoir envers les tiens.
Tu revins au théâtre bien plus tard, à Toulouse, dans les années 90 jusqu’à ces dernières années. Ta flamme ne t’avait pas quitté. J’ai été témoin alors de tes nouveaux débuts, avec le Menteur de Jean Cocteau. Comme une métaphore de l’art de l’acteur « un mensonge qui dit toujours la vérité ».
Tu avais continué à forger ton instrument même pendant les années où tu n’arpentais pas un plateau. Tu avais une relation au texte simple, puissante, empreint d’une curiosité sensible toujours renouvelée. Tu savourais les mots comme un enfant savoure un bonbon tant désiré. Tes yeux rayonnaient d’un bonheur simple. Les inflexions de ta voix, surannées pour certaines oreilles du XXIème siècle, avaient un charme étonnant. Et le public t’écoutait. Il t’écoutait. Et il comprenait tout. Il sentait tout.
Tu servais un théâtre populaire, au sens le plus noble du terme, et les poètes.
Combien te découvrirent à ce moment-là, et en sont restés fascinés. Avec un souvenir vivace.
Tu fus mon premier vrai professeur de l’art de l’acteur.
Tu sus nous transmettre quelque chose d’indicible et rare : l’honneur des planches.
Lors de l’audition d’entrée au cours de Jean-Laurent Cochet, je dis la fable des animaux malades de la peste. Je l’avais travaillé seul. J'avais cependant avec moi ton enseignement. Jean-Laurent Cochet, qui pouvait arrêter une fable après deux ou trois vers - combien cela fut fréquent ! -, me laissa aller jusqu’au bout. Et il dit : « je ne sais pas qui t’a enseigné à dire un texte. Tu le remercieras de ma part. Il t’a transmis l’essentiel. » Je me souviens à ces mots de l’étonnement des regards et des bouches stupéfaites des élèves du cours Cochet. De la part de Jean-Laurent, ce n’était pas courant, c’était exceptionnel.
Oui Roger, tu fais partie de cette confrérie rare des Maitres-Artisans.
Pour les quelques élèves que tu as formés, j’ose dire que tu es comme un étoile du berger dans notre constellation artistique. Un repère toujours présent, éclairant, réconfortant.
A toujours Roger,
Alain
13 janvier 2023
Cher Jean-Laurent,
Ne vous offusquez pas si je vous appelle aujourd'hui par votre prénom. Je n'aurais jamais osé vous appeler par votre prénom quand je participais à vos cours. Nous vous appelions entre nous, entre élèves et anciens élèves, Jean-Laurent. C'était, je crois, une marque pudique d'affection, une manière de s'approcher de vous en votre absence.
Vous avez été un professeur formidable, formidable par votre enseignement intemporel et votre exigence. Vous avez été aussi d'un caractère formidable de générosité parfois et épouvantable d'intransigeance souvent.
Cela avait de quoi déstabiliser bon nombre d'entre nous.
Vous n'étiez pas fait de mollesse.
Vous étiez d'airain.
Et dans notre époque chavirante, dénuée de repères stables, embrumée d'accessoires inutiles, votre enseignement artistique et humain était encore après bien des années dans les têtes et les coeurs de bon nombre d'entre nous.
J'ai quitté votre cours il y a 13 ans. Et depuis 13 ans, combien de vos phrases me sont venues aux lèvres, combien d'images du plateau du théâtre de la Pépinière ont voltigé devant mes yeux.
Vous aviez l'honneur de votre métier, cet honneur si bien écrit par Charles Peguy. Vous aviez l'honneur des bâtisseurs de cathédrales.
Vous avez semé des graines en chacun de nous, tel le jardinier d'âmes dont vous vous plaisiez me semble t-il à vous décrire. Ce n'est pas peu dire, jardinier d'âmes. Désireux à l'extrême que nous soyons exigeants envers nous mêmes, pour devenir la meilleure version de nous-mêmes. Vous mettiez devant nos yeux un tuteur vertical, élancé vers le Ciel. Et nous étions pour bon nombre d'entre nous interloqués du chemin et désireux de s'y transcender. Vous aviez l'art de sculpter un jardin japonais à la française en chacun de nous. Cette quête de notre âme, notre Essence, notre essentiel avec un parfum typiquement français. Ce n'était pas des artistes que vous formiez, c'était d'abord des Êtres humains, des Hommes et des Femmes.
Vous pouviez être injuste. J'ai vu tant de jeunes gens blessés par un de vos regards tempétueux, par un de vos mots tonitruants. L'esprit de cour qui vous entourait n'était pas de mon goût, cette bataille pour accéder au plateau j'en éprouvais du dégoût, cette fausse déférence dont certains faisaient leur masque en votre présence me tétanisait et me courrouçait.
Et aujourd'hui que vous êtes parti vers la Source que vous avez tant évoquée, tant dialoguée avec vos auteurs, tant chantée par les pores de votre peau, aujourd'hui il me reste à la gorge une tristesse lancinante de voir partir un type d'homme que dans les temps anciens on nommait un maître-artisan. Au-delà de l'artiste, au-delà du jardinier d'âme, vous étiez, vous êtes pour moi un maître-artisan dans la construction de nos cathédrales intérieures. Bon nombre d'entre nous avons complété et complèterons ces fondations avec d'autres fondations, d'autres apprentissages, d'autres disciplines, d'autres temps de vie. Les vôtres, ces fondations que vous avez su bâtir patiemment, avec calme et tempête, en notre sein ont le charme des merveilles de l'humanité.
Bon voyage Monsieur Cochet,
Alain Bousigue
7 avril 2020